JEAN LÉRIN

--UNE SÉLECTION DE TEXTES--



"Le temps est une des dimensions du tableau" par Pierre Masset



Jean Lérin est un peintre rare et discret, qui occupe une place singulière dans la création actuelle. Pour comprendre en quoi consiste cette singularité, il faut regarder sa peinture, ces dessins et ne pas chercher une quelconque excentricité d'attitude. Jean Lérin peint et dessine, voilà tout. C'est bien là l'essentiel. Poussons un peu la porte et entrons. Que voyons-nous ? Essentiellement des portraits et des nus, parfois des paysages et des natures mortes, des dessins, enfin. À propos des portraits et des nus, Philippe Dagen nous dit : " Il les retient à l’instant où ils s’éloignent et se brouillent… pour garder une trace, inscrire une empreinte ". C’est en effet de ce rapport au temps, de cette tension, que naît et se structure la peinture de Lérin.

En peinture, la présence du temps est chose rare. Quand un peintre figure les trois âges de la vie ou qu'on le voit vieillir dans la chronologie de ses autoportraits, le temps n'est pas un élément dynamique de ces œuvres, il ne s’agit le plus souvent que d’une évocation. Pour le dire autrement, ce que nous voyons, ce sont les conséquences du temps, pas le temps lui-même. Chez Lérin, tous, hommes ou femmes, nus ou vêtus, se situent entre deux âges et aucun paysage n'indique par des couleurs ou des formes suggestives, une saison en particulier. Pourtant, quand je regarde ses peintures, je ressens le temps plus directement. Le temps capté comme tension permanente et, pour tout dire, comme une menace, la seule véritable en fin de compte. Dans le tableau, les figures semblent imbriquées avec cette force qui éloigne et qui érode. Finalement, pour un visage, un corps, un paysage, il n’y a plus de certitudes qui vaillent et auxquelles se fier durablement. Toutefois, il serait absurde d'y voir un message philosophique, littéraire ou même une réflexion sur la condition humaine. Jean Lérin est un peintre de la perception, qui peint ce qu'il trouve juste, ce que son œil a vu, ce temps partout présent. C'est pour lui pure fiction que d'envisager une apparence immuable, une ressemblance inaltérable ; tout cela n'est que convenances mensongères.
C'est pourquoi, même si sur le tableau l'image a l'apparence de la fixité, je la vois bouger imperceptiblement, avancer puis s'éloigner dans un constant va-et-vient, comme animée d'une légère vibration intérieure qui se répand en ondes. Avec Lérin, le temps est une des dimensions du tableau.

Et si nous avions besoin du silence pour vivre le temps plus directement mais aussi plus intimement ? Un besoin dont notre époque festive, bruyante et médiatique n'a plus la moindre idée. Aujourd'hui, inutile d'occulter une vérité ou une singularité, il suffit de s'assurer qu'elles passent inaperçues dans le brouhaha général. Il est couramment admis, consensus réconfortant, qu'une image est silencieuse. Pourtant, certaines photographies et autres représentations, certains tableaux mêmes sont bruyants. Le vacarme de ces images, c’est l’encombrement.
A l'inverse, Lérin n'en rajoute pas, il retient le geste de trop, ce geste qui trop souvent glisse vers le remplissage, le triomphalisme, la fanfare. Selon une méthode qui lui est propre, il suit sa perception au plus près, au point que rien ne vienne s'interposer ou s'ajouter qui pourrait nuire à sa justesse. Les tableaux de Lérin sont silencieux.
Je me souviens du vernissage d'une de ses expositions où, le public présent, chuchotait. Je me trouvais alors devant un grand portrait et le petit groupe de personnes situé à mes cotés était remarquablement discret. Il est vrai que je n'avais moi-même aucune envie de commenter ce tableau, que toute parole me semblait totalement superflue. Depuis, je me suis souvent interrogé sur cette réaction. La réponse se trouve toute entière dans sa peinture ; une peinture dépourvue de toute brutalité, de toute approche démonstrative ou tapageuse ainsi que d'un refus forcené de tout artifice. À l'évidence cette simplicité touche quelque chose de plus direct et de plus essentiel en nous. Ces peintures imposent par leur seule présence, une certaine retenue, un trouble qui invitent à prolonger le regard et suspendre la parole. Ces tableaux sont une force antagoniste supérieure à toute volonté d'effacement de l'individu.
Cette force antagoniste, c’est cela que j’appelle l’enjeu d’une œuvre d’art.

Pierre masset